Enfants du Mekong 1976 1988

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1976 – 1988

Résumé

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Organisation ASPEL France

 

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Organisation ASPEL France

 

Lors de la fondation de ASPEL France, Jean-Claude Didelot avait voulu réserver la place de Président dans la perspective du retour probable de René Péchard. La fonction avait donc été occupée par plusieurs amis dévoués et discrets. En 1975, le Pathet Lao au Laos, le Viet Cong au Viet Nam et les Khmères Rouges au Cambodge prirent le pouvoir. Profitant de l’occasion un groupe s’empara de ASPEL – Laos, obligeant son fondateur à démissionner et à se replier en France. C’est ainsi que René Péchard prit la présidence de ASPEL France qui, sur proposition de Jean-Claude Didelot devint « Enfants du Mékong ». Abritée successivement dans un deux pièces du quartier Montparnasse, un pavillon de Rosny sous Bois et cinq appartements HLM de la banlieue de Valence, l’association finit par installer son siège social au 60 Boulevard du Montparnase et ses bureaux à Asnières.

Durant toutes ces années, l’association se mobilisa pour l’accueil des réfugiés (les Boat People). René Péchard fut l’un des tout premiers à prendre la mesure de l’exode des Vietnamiens et Laotiens. Il se rendit de très nombreuses fois dans les camps de Thaïlande, y tissant de vastes réseaux d’aides dans tous les domaines. Plus tard, certains prétendirent qu’il n’avait jamais réussi à y pénétrer et s’attribuèrent ce qui lui revenait.

 

Pour faire justice de cette « erreur » historique, nous mettrons progressivement en ligne des documents irréfutables.

 

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Plus de photos: consultez la galerie fleche_054.gif

 

C’est ainsi que, multipliant les missions dans les camps de Thaïlande, les déplacements dans toute la France, les conférences et les interventions, René Péchard, épaulé par son réseau d’amis, réussit à accueillir des familles entières. Beaucoup de jeunes isolés transitèrent dans les différents foyers.


Fin 1985 René Péchard et Jean-Claude Didelot, prirent – pour la première fois en vingt-cinq ans de travail acharné – trois jours de repos pour enregistrer un texte qui fera plus tard l’ossature du livre « Piété
Filiale
 ». Deux mois plus tard, alors qu’il se trouvait seul à Korath (Thaïlande),

 

  *
*     *



Extraits de « Piété Filiale »

 

 René Péchard : «  Les Pathet Lao se sont progressivement installés grâce à l’entente objective de deux frères adversaires, sinon ennemis : le prince Souvanna Phouma, aujourd’hui décédé, et celui qui deviendra le président de la République populaire et démocratique du Laos, le prince Souphanouvong. Les communistes se sont implantés dès 1972: 3000 à Luang Prabang et 3000 à Vientiane. D’autres ont mis le pied dans des villes moins importantes. Cette arrivée de 3 000 Pathet Lao tant dans la capitale royale que dans la métropole administrative permit une cohabitation de trois années, grâce à laquelle fut évité le bain de sang que l’on observa au Cambodge et au Viêt-nam. On assista à la constitution d’un gouvernement dit « de coalition » dans lequel chaque ministre était pratiquement coiffé d’un homologue de l’option adverse. Il apparut très vite évident que, dans tous les postes ministériels, c’était le communiste qui prenait les véritables décisions. Cependant, les apparences furent sauves jusqu’au 2 décembre 1975. Ce jour-là, le roi fut déposé et la République socialiste proclamée. J’ai alors compris que c’en était fini pour nous et que nous ne retournerions jamais au Laos.

 

 J’avais déjà eu quelques doutes six mois auparavant. Lorsque j’étais parti pour la France le 15 août 1975, après de nombreuses difficultés de visa,  via Bangkok, j’avais traversé le Mékong à Nong Khai. A ma grande stupéfaction, j’avais découvert près de mille personnes sur la rive thaïlandaise du fleuve, mille personnes bardées de baluchons, de bagages divers : hommes, femmes, enfants, vieillards, tous laotiens, bien décidés à fuir ce qu’ils appelaient 1′ « inéluctable »… Avec mon optimisme coutumier, j’en ai conclu qu’ils avaient cédé à un mouvement de panique. Contrairement à mes projets initiaux, je suis resté deux semaines auprès de cette première vague de réfugiés – il y en aurait tellement d’autres après… – et j’ai constaté en les écoutant que, malgré ce que j’avais pensé, les motifs de leur fuite étaient parfaitement réfléchis. Ils quittaient leur pays parce que très rapidement, disaient-ils, la vie allait y devenir intenable. Force fut très vite de constater que leur analyse était, hélas! totalement pertinente…

 

J’avais emmené avec moi douze garçons parmi ceux qui étaient le plus liés à nous, les plus compromis par conséquent. Nous arrivâmes à Paris… sans espoir de revoir jamais le Laos; en tout cas, nous en prîmes acte plus tard. Ils furent immédiatement placés et pris en charge par leurs parrains. Comme je sentais que ma mission était loin d’être terminée en Thaïlande, je repris l’avion pour l’Extrême-Orient avec le secret espoir de m’introduire un peu au Laos. L’urgence, cependant, était les camps de Thaïlande. J’y fis le tour des communautés laotienne et cambodgienne.

 

Nous sentions l’arrivée des événements, mais nous étions tout de même à dix mille lieues de penser que tout se déroulerait à la vitesse que le monde entier a observée. Lorsque j’ai quitté le Laos en 1975, je partais pour un voyage, disons « normal ». Je sentais bien sûr très fort la tension qui régnait là-bas; les nouvelles étaient préoccupantes et des discours alarmistes pointaient un peu partout. Mais vous m’auriez dit : « Tu t’en vas au Laos pour la dernière fois», je vous aurais souri au nez et traité de pessimiste. Pourtant, tout cela est arrivé, comme dans un cauchemar. Après quelques semaines passées en France, il devint évident que je ne pourrais plus retourner à Vientiane : je risquais d’être arrêté. Les nouvelles que je recevais de là-bas m’apprenaient que j’étais accusé d’avoir volé les enfants dont j’avais facilité l’adoption en Europe. Il fallut, le cœur serré, se faire à l’idée d’abandonner presque sans transition les enfants pauvres que nous soutenions, et particulièrement ceux qui bénéficiaient de bourses d’entretien, en fait les plus démunis. Abandonner notre vestiaire, notre pharmacie, toutes ces choses si utiles à la population la plus défavorisée du Laos, nous causa un chagrin profond, un véritable désarroi. Nous cherchâmes des solutions de remplacement. Par exemple, nous pensâmes que les foyers tiendraient peut-être si nous changions les directions, et que les Laotiens démunis de tout pourraient continuer à faire appel à eux. Peine perdue…


Le peu d’argent que nous pûmes acheminer à Vientiane fut jugé « impur » et « impérialiste », et par le fait même confisqué. Nous assistâmes alors à la ruée d’une vague de calomnies sur notre action. Nous fûmes accusés de tous les maux, et le plus douloureux fut de constater que la campagne de dénigrement se noua autour de quelques-uns des anciens qui, sans doute par peur, non seulement confirmèrent les dires des communistes, mais allèrent encore plus loin, fournissant de faux détails et renchérissant dans l’ignominie. Dans un premier temps, de tels faits nous blessèrent terriblement; puis nous avons compris, surtout par les témoignages reçus dans les camps, que la calomnie fut pendant des mois la clé d’une certaine tranquillité civile à l’intérieur du Laos qui commençait à vivre son calvaire. Nous sûmes quelle suspicion, quelles tracasseries entourèrent pendant des jours, des nuits, ceux qui, de près ou de loin, avaient entretenu des rapports avec les Occidentaux. Nous apprîmes les noms d’amis éliminés pour leur collaboration avec les « impérialistes ». Et nous pardonnâmes en nous disant que, à la place des Laotiens, nous aurions agi de même, simplement pour survivre. Après diverses tentatives qui se sont soldées par un échec, nous dûmes nous résigner à clore définitivement le chapitre « foyer » au Laos. Par divers moyens détournés, que d’aucuns qualifiaient de «combines », nous avons continué à faire passer de l’argent à quelques anciens, afin qu’ils puissent continuer ou terminer leurs études. Leur courrier, rare, mais toujours apprécié, nous montre que nous avons bien fait. Le nouveau gouvernement laotien, pour nous couper l’herbe sous les pieds, avait suscité une association complice des communistes qui laissait partout courir le bruit que j’avais abandonné les enfants dont je m’occupais à Vientiane, et que c’était désormais à elle qu’il fallait envoyer de l’argent. Quelques-uns de nos bienfaiteurs se sont fait piéger par cette ruse qui avait été orchestrée de main de maître. Il fallut très vite corriger le tir et reprendre contact avec tous nos amis pour leur montrer que nous existions toujours de la même façon et qu’ils étaient l’objet d’une véritable machination. Ils répondirent « présent » avec une touchante unanimité, fruit de la confiance qui marquait depuis toujours nos rapports. L’Association pour la Protection de l’Enfance au Laos devient alors « Enfants du Mékong » pour signifier qu’elle veut être ouverte aux problèmes de tous les jeunes réfugiés du Sud-Est asiatique – et non seulement des jeunes, mais de tous les enfants de cette région.

 

Jean-Claude Didelot : Dans la bouche de René Péchard, tellement pudique, tellement réservé, tellement dépris de lui-même, chaque mot porte ici son poids de souffrance : oui, son chagrin fut profond, son désarroi véritable en assistant au saccage de l’œuvre de sa vie, par des mercenaires qui, pour parvenir à leurs fins, utilisèrent tous les moyens au détriment des plus pauvres: « ignominie, faux témoins, calomnie… ». 

 

Le procédé est connu  : « La technique vise à rabaisser la réputation au point qu’on en arrive à dénier à la personne tous ses droits quels qu’ils soient, par une sorte d’accord général. Il est alors possible de la détruire par une attaque mineure si la propagande noire en elle-même ne l’a pas déjà fait »…Car il s’agit de pousser la victime au suicide au moins social : « Cela commence toujours par une campagne de « propagande noire », qui submerge la personne visée et qui n’est autre qu’une formidable vague de diffamation lâchée sur toutes ses lignes personnelles : famille, amis, entourage, professionnel, loisirs etc. destinée à faire le vide autour d’elle. » [1]
 

Faute d’arguments sur le fond, détruire les personnes :  partir de faits réels, les amplifier, les dénaturer par glissements sémantiques, pratiquer l’amalgame, manipuler l’entourage, intimider les proches, mobiliser les ennemis naturels, surfer sur l’air du temps – fut-il pollué- lancer une rumeur, feindre de la découvrir, la propager, brouiller les pistes en avertissant soi-même la victime. Incrédule, stupéfaite, celle-ci proteste de son innocence, en appelle au bon sens, à la vérité, à la mesure. Elle se débat : « Il est paranoïaque ! », elle se tait : « Son silence le condamne ! ».[2]

Ainsi, des camarades-notables fraîchement promus, craignant le retour de René Péchard  alors qu’ils s’étaient déjà partagé les dépouilles, incapables d’entreprendre par eux-mêmes, confondant service et pouvoir, s’attaquèrent-ils à sa réputation, sa vie personnelle, sa famille, ses entreprises, ses amitiés. Ne parvenant pas à le corrompre, ils chercheront à le casser, manipuleront les autorités, s’abaisseront aux démarches les plus dégradantes. Il ne leur avait jamais fait de mal. Ils lui en feront, en feront à beaucoup d’autres, briseront des vies, détruiront en quelques mois vingt années de travail acharné.

 

Un  président autoproclamé, des administrateurs illégitimes, des comparses de rencontre s’installèrent à la place des amis de la première heure écartés par la violence. On instruisit le procès en l’absence de l’accusé : René Péchard accueille des enfants de « cadres fantoches » qui nous font mal voir du politiquement correct! Il va jusqu’à les traiter comme ses propres enfants ! Voilà qui est suspect ! Il compromet nos finances ! Il fait partie de la CIA du Vatican ! Il est imprudent, dangereux pour l’association qu’il a fondée ! Qu’il démissionne dans l’intérêt des jeunes et dans son propre intérêt! Ensuite qu’il se taise : « nous avons des dossiers » ! Pressés de les exhiber il produiront des faux, jusqu’au moment où leur édifice s’effondra sous le poids des mensonges.

 

Le piège avait d’autant mieux fonctionné que les prédateurs drapés de vertu prétendirent que l’écarter, ç’était sauver l’association et le sauver lui-même d’une campagne médiatique, voire d’une arrestation au Laos ! En réalité, l’arrivée du communisme ne fit que leur donner l’occasion de mettre à exécution une opération envisagée de longue date.

 

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           Espérant qu’en s’écartant il préserverait l’œuvre à laquelle il avait tout donné, il renonça à rentrer à Vientiane, sauvant ainsi sa liberté et peut-être sa vie. Les accapareurs démantelèrent ce qui avait été construit avec tant de peine, paradèrent un temps sans pour autant répondre aux détresses qu’ils avaient suscitées puis laissèrent l’association exsangue. Les locaux furent occupés par leurs complices et leurs familles ce qui n’empêcha pas de lancer des appels pour des foyers qu’ils avaient vidés. Mêlés aux rescapés qui nous rejoignirent en France, se présentèrent quelques provocateurs voire quelques espions, pauvres gosses manipulés qui vinrent plus tard lui demander pardon. Ils racontèrent comment on les avait utilisés pour attaquer celui qu’ils considéraient comme leur père. D’autres, condamnés à rester sur place, contraints de sourire aux nouveaux maîtres, courbèrent l’échine, s’enveloppèrent de mépris tout en nous faisant parvenir de discrets signes d’amitié. Les uns et les autres ressentirent au plus profond cette atteinte à la piété filiale. En Asie, cela ne pardonne pas.
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René Péchard garda le silence pour ne pas décourager les donateurs tant il faisait passer l’aide aux plus pauvres avant toute autre considération.… Nous n’avions plus rien. Il fallut reconstituer peu à peu une maigre comptabilité. Le nom de certains bénéficiaires ne m’était pas inconnu :

           «  Mais vous versez une aide à ceux qui nous ont trahi !… »
           «  Ils ont été manoeuvrés. Bien sur, leur attitude n’a pas été très glorieuse et elle me fait de la peine, mais il faut tenir compte des circonstances et ils ont besoin d’aide… vous comprenez »
 

Illustrant ainsi une phrase qu’il répétait souvent et qui dispense d’un jugement qui appartient à Dieu:

 

          « Seuls les yeux qui ont beaucoup pleuré peuvent voir la souffrance des autres »

 René Péchard avait alors soixante trois ans. Il avait été atteint trois ans auparavant d’une crise cardiaque. Démuni, Il se réfugia dans un petit deux pièces du quartier Montparnasse. Nous avions sept cent jeunes en France mais la plupart étaient  accueillis dans des familles et les autres grandissaient. Il n’était responsable en rien de ce qui était arrivé au Laos et aurait pu légitimement prendre une retraite bien méritée. C’est pourtant à ce moment-là que se déclencha le drame des boat people. Il n’était pas homme à fermer les yeux. »
 

René Péchard : « Je me suis installé dans un petit appartement de deux pièces, proche de Montparnasse. Nous y avons été jusqu’à quinze et, à de multiples reprises, la propriétaire nous a signifié que cela ne lui procurait pas un très grand plaisir. Aucun voisin ne s’est montré hostile. Seule, la propriétaire m’a menacé de me donner mon congé. Comme nous étions au cœur de l’hiver, elle n’a pu mettre ses desseins à exécution. Elle avait cependant raison de n’être pas contente : nous étions logés de manière illégale, vu le nombre des jeunes gens hébergés… il fallait faire coucher les jeunes sur des matelas par terre. Tous les réfugiés que j’allais chercher à l’avion devaient s’offrir un «stage de repos » à même le sol. Il faut dire que c’est de toute façon ainsi qu’ils dorment chez eux. Malgré cette précision « culturelle », j’avoue avoir eu beaucoup de peine à ne pouvoir leur offrir mieux. »

 

 

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 na_enfant_au_laos.jpg  Jean-Claude Didelot : « Un soir René Péchard m’appela au secours. Une quinzaine d’enfants dormaient par terre dans son deux pièces. Ma femme et moi ramenâmes à la maison un petit Na alors âgé de quatorze ans qui devait partager notre vie familiale durant plusieurs mois. Il jouera un rôle important dans la suite de cette histoire et sera à l’origine des éditions du Sarment puis, plus tard des éditions du Jubilé.

 

René Péchard : « En même temps que se mettaient en place les parrainages dans les camps, s’organisait en France l’accueil des réfugiés. L’entreprise s’est révélée difficile en raison du manque de locaux. La première installation était tout à fait insuffisante; Je me mis donc à la recherche d’une maison dans la proche banlieue parisienne : j’ai alors trouvé un pavillon à Rosny-sous-Bois. Nous nous y sommes installés le plus rapidement possible. Ce n’était pas un palace, mais en plus des  pièces où nous nous entassions, nous avions un bureau pour l’Association. et les conditions de vie de l’Association se sont un peu améliorées. On doit cela à l’amitié de nos bienfaiteurs qui, informés de nos besoins, ont répondu magnifiquement, tant avec de l’argent qu’avec du matériel. On a du mal à solliciter quand on n’en a pas l’habitude, mais, poussé par la nécessité, on fait vite taire toute pudeur et on tend la main… Petit à petit, donc, nous pûmes reconstituer un petit budget pour aider les enfants. Dans les camps de Thaïlande, où la misère était totale, je m’étais séparé pratiquement de toutes nos disponibilités financières. Il ne me restait rien. Cette situation a duré l’espace de dix mois, au cours desquels nous comptions les paquets de riz et où les morceaux de viande étaient rares.


Nous avons alors décidé de quitter la région parisienne pour Valence, dans la Drôme. Nous y sommes arrivés le 15 janvier 1977 après un voyage exténuant effectué dans deux voitures. Nous avons passé notre première nuit dans l’appartement de notre déléguée locale, Mlle Armand, et le lendemain nous avons commencé notre installation. Nous disposions de trois appartements pour le foyer et d’un quatrième pour les bureaux. L’année d’après, il nous fut possible d’obtenir un appartement de plus, car l’administration de l’Association requérait plus d’espace. Là, notre travail a consisté à accueillir des jeunes en difficulté, à leur assurer la possibilité d’études ou d’une solide formation professionnelle. Le foyer de Valence n’a jamais été un foyer résidentiel, mais un lieu d’accueil pour un temps déterminé qui pouvait aller de quelques jours à des années, suivant le cas de chacun. Nous sommes restés fidèles à cette optique. Nous ne voulons lâcher un jeune que lorsque nous l’avons mis sur les rails. Pour nous, le propos est de le sauver, et par conséquent de le conduire à la réussite.

 

Nous avons reçu l’agrément en qualité d’intermédiaire de placement à la Direction des affaires sanitaires et sociales de la Drôme. Cette institution a manifesté beaucoup de compréhension à notre égard. Comme il ne s’agissait pas en France d’avoir un foyer résidentiel, les placements en famille ont continué. De nombreux enfants, et même de grands jeunes gens, ont pu rejoindre des familles françaises.

 

Les cas les plus délicats tournaient autour des aînés. J’ai cependant pu remarquer que des familles ont intégré sans problème des adolescents et de jeunes adultes sans qu’apparemment cela leur pose d’énormes difficultés. En vérité, il est peut-être plus aisé d’accueillir un grand garçon ou une grande fille, avec lesquels on peut parler et que l’on peut raisonner, qu’un adolescent secoué par les premières manifestations de la puberté. Si l’on voulait faire un bilan, je dirais que le placement des grands a été un succès. Ils ont aujourd’hui situation et famille, et reviennent en grande majorité dans leur foyer d’accueil avec joie. Cette famille française qui leur a ouvert les bras est devenue leur famille.

 

Vous serez peut-être intéressé de savoir combien d’enfants ont été dépannés par nos soins? Si je considère les dossiers que nous avons en main, le chiffre doit s’établir autour de 1500, dont plus de 800 sont aujourd’hui en France. Je n’ai pas de nouvelles d’un certain nombre d’enfants, et cela me peine un peu, mais je constate avec de nombreux éducateurs que c’est la loi de la vie! Dès notre première visite dans les camps en 1977, nous avons décidé de ne pas nous occuper seulement des jeunes, mais de leurs familles puisque tant d’entre elles demeuraient enfermées dans les camps. Nous avons donc commencé dès le retour de Thaïlande à chercher des comités d’accueil, et nous avons reçu l’accord d’un certain nombre de familles. Nous avons traité près de 8 000 dossiers, mais, n’ayant jamais été très doué pour les statistiques, je vous prierai d’être assez gentil pour ne pas me demander plus de précision sur ce point…

 

 JCD. « Pas doué pour les statistiques » ! Certes, ce n’était pas son genre de se glorifier de chiffres ou de réalisations de toute façon dérisoires face aux détresses. L’auto satisfaction, c’était le contraire de tout ce qu’il était, lui l’homme aux cinq points et deux poissons. Des anciens avaient réussi à sauver une partie des dossiers en les faisant passer au péril de leur vie dans des sacs en plastique à travers le Mékong. Le reste sera détruit par ceux qui avaient de bonnes raisons de vouloir faire oublier le passé.
 

 Ce fut une période d’intense activité.  Fidèle à son habitude, René Péchard se levait très tôt, travaillant sans relâche, mais sa porte toujours ouverte pour écouter les mille et uns petits problèmes des jeunes. Il était secondé avec un dévouement sans limite par une collaboratrice laotienne, véritable mémoire de l’association. Il trouva aussi sur place des aides précieuses et désintéressées. Le HLM qui abritait l’association se trouvait dans un quartier périphérique difficile.

  Il parcourait la France traînant derrière sa petite voiture une remorque emplie d’objets qu’il s’efforçait de vendre. Je l’épaulais de mon mieux en combinant vie professionnelle (j’étais alors directeur commercial au sein du groupe Hachette) et vie familiale (nous avions quatre enfants), profitant de mes déplacements pour organiser des conférences ou mobiliser des comités d’accueil pour les familles des boat people. Nous étions habituellement bien reçus, d’innombrables générosités nous permirent de faire face peu à peu aux multiples demandes qui nous assaillaient. Il arrivait que la désinformation de certains cercles serve de prétexte aux égoïsmes. Il arriva même que les réfugiés fournissent une main d’œuvre docile et bon marché… J’entendis ainsi de la bouche d’une « spécialiste » que les « boat people » étaient tous de riches chinois qui fuyaient le régime pour éviter d’avoir à travailler. A cette époque on évaluait à cinquante pour cent le taux des morts durant la traversée… Nous allions tôt le matin à l’aéroport de Roissy pour accueillir des réfugiés. Un jour, nous reconnûmes   monseigneur Seitz évêque de Kontum, arrivé inopinément après avoir été expulsé. Quelques semaines plus tard, il se faisait apostropher publiquement par un séminariste sur de lui. Il devait me dire tristement quelques jours plus tard :
           Je renonce à me faire entendre…Les Français parlent de se qu’ils ne connaissent pas. Mieux vaut se taire.
 

En réalité, c’est un des plus grands drames de ce siècle qui se jouait dans cette partie du monde. Ma femme vit arriver un grand garçon buté, encombré de deux valises :

 

          Tonton est là ?

 

          Non, il est en voyage, il revient dans deux jours…

 

Il était évident qu’il avait fugué et ne savait où aller. Ma femme lui donna un lit. Il devait rester deux ans à la maison. Un soir, entrant dans sa chambre, je le vis cacher sous un livre une lettre qu’il était manifestement en train de rédiger. Un instinct m’avertit qu’il cherchait à attirer mon attention…

 

          Montre moi ton papier !

 

Il n’attendait que cela ! Il s’agissait d’un engagement pour rejoindre un maquis dans son pays d’origine. Je le déchirai devant lui ce qui lui sauva la face…et la vie car tout le groupe en question, à peine débarqué, allait être exécuté . Le jour de son mariage, il me fit un petit discours qui montrait qu’il n’avait pas oublié. Il est aujourd’hui un paisible père de famille.

  

René Péchard : «Notre installation à Valence dans des appartements H.L.M. ne pouvait qu’être provisoire, et le foyer se révélait très insuffisant. Quand on veut vraiment s’occuper d’un jeune, le faire réfléchir sur ses orientations possibles, il faut passer du temps avec lui. Ce temps, nous ne l’avions pas à Valence, compte tenu de la structure mise en place. Notre départ de Valence a été douloureux. Nous disposions là-bas d’une équipe structurée et dévouée qui est restée à nos côtés pendant près de sept ans. Cette équipe ne pouvait évidemment nous suivre à Paris. Il a fallu, jeter les bases d’une nouvelle structure de travail, de réflexion et d’action. Malgré quelques difficultés, ce fut chose faite grâce à l’appui des bénévoles des paroisses avoisinantes.»

 

Jean-Claude Didelot : «  René Péchard  a alors soixante-douze ans. Il survit à un infarctus. La vie l’a couturé de cicatrices. Il est usé de s’être tout entier donné. Autour de lui, c’est une grande famille comme on les connaît là-bas. Pour ses enfants il risque tout, n’abandonne jamais, obéit à sa conscience plus qu’à la prudence : c’est un père. Il s’exprime peu, agit sans bruit, étranger à l’enflure, proche des plus pauvres. A vrai dire, pauvre lui-même. De l’incompréhension à la calomnie, il n’y a qu’un pas que franchissent ces bonnes gens qui « n’aiment pas trop que l’on ne fasse pas la même chose qu’eux » : les jeunes l’aiment, voilà qui est suspect. Dans la paternité on dénonce un paternalisme…. C’est le vocabulaire de l’époque, un post soixante-huit qui n’en finit pas de mourir. Plus tard on parlera « prégnance ». Qu’importe, du moment que les mots tuent. « Si vous apparteniez au monde, le monde vous aimerait ». Il n’appartient pas au monde du prêche, de l’affectivité télévisée, des repos compensateurs, des avantages acquis, des bien pensants, de la poutre ignorée par qui dénonce la paille, de la répression et de la  tolérance zéro. Son monde, c’est celui de la charité, du quarante fois sept fois, du fils prodigue, du bon larron, de Zachée pardonné, du «Je ne te condamne pas », de la brebis perdue récupérée à tous risques, c’est la vie donnée par amour, c’est le monde des Béatitudes. Homme de paix aussi, mais pas à n’importe quel prix : justice et paix s’embrassent. Une administration froide, ignorante du passé, place des « mineurs isolés » dans des institutions inadaptées : il s’oppose, se fait des ennemis. Certains qu’il a élevés au Laos s’échappent et le rejoignent malgré les pressions étrangères aux raisons du cœur et au poids de la vie.

 

Un homme de certitude – confit en dévotion – médiocre en tout cas, renifle le caniveau, marque le terrain, flaire une occasion, perd toute mesure…. On alerte les pharisiens : voici un homme de foi qui marche à l’étoile et trébuche. Qu’on dresse le bûcher ! On alarme les consommateurs : ces étranges étrangers, ne sont pas comme nous. Trop polis pour être honnêtes. D’ailleurs, ils sourient … René Péchard explique : « Le sourire c’est souvent les pleurs sans larmes ». On le fait taire : « Qu’il démissionne et qu’on prenne sa place…par tous les moyens ! ». Son passé le fragilise. Des Saint Just de sous-préfecture s’attribuent une mission : la rumeur. Les anciens, blessés à l’âme, s’insurgent : on ne touche pas à « tonton ». Ils préparent des représailles musclées. Mais lui : « il faut savoir réciter le Notre Père jusqu’au pardon ! ».  On les calme.

 

Cela ne suffit pas. Harassé, attristé, tonton m’appelle :

           « Ils ne me lâcheront pas, ma présence nuit à l’association. Je vais démissionner –  vous me remplacerez. Je continuerai à me donner, mais dans l’ombre ».

On demande à me voir secrètement…Me rencontrer, d’accord ! Secrètement, sûrement pas !

          «  René Péchard est devenu fou…Prenez sa place !

 

           Tiens donc !

 

           Je me suis aperçu que nous n’avions que trois mois de trésorerie devant nous…

 

           Eh bien, ne le lui dites pas ! Il va tout de suite les donner ! »

 

C’est que « Tonton » ne supportait pas de laisser inutilisés des hébergements ou des aides. Il avait tout donné à l’association et ne vivait que du minimum vieillesse, ne se réservant qu’une toute petite chambre dans l’un des cinq appartements du HLM que nous occupions.

 

J’en appelle alors à ceux qui ont vécu et souffert: le colonel Rémy, héros de la résistance prend la tête de notre comité d’honneur[MSOffice7] . … Tout l’inciterait à terminer sa vie sur place. Il me confie :

 

          « Je n’en ai plus pour longtemps. Préparez-vous à prendre la suite. Vous ne pourrez le faire qu’à Paris. Il faut y transférer l’association ».

 

Pour la première fois, nous recevons un legs. Nous sommes très pauvres : qu’on le place en banque ! Principe de précaution. René Péchard, lui, voit plus large. Nous trouvons un local au 60 boulevard du Montparnasse. Il n’est pas en bon état mais il voit d’emblée la parti qu’on peut en tirer, l’importance de disposer à Paris d’un siége social qui sera le pivot  des autres extensions à prévoir. Il me dit son émotion : l’association sera enfin chez elle. Une autre occasion se présente : un foyer vide à louer en banlieue.

 

 Le temps presse. « Tonton » convoque le conseil d’administration. On brandit une motion. Elle a, dit-on, reçu l’appui de la majorité des administrateurs réunis secrètement et savamment affolés. Objectif : prendre le pouvoir. Programme : pas de déménagement. Slogan : « mieux vaut donner l’argent aux pauvres là-bas que de les accueillir ici ». Méthode : évincer le fondateur, le remplacer par un personnalité falote qu’on éliminera ensuite. On trouve dans un clerc retraité le personnage insignifiant qui « accepte de se dévouer » et de remplacer René Péchard poussé à la démission. On a instruit le procès en l’absence de l’accusé : « Tonton » a enfreint les statuts en parrainant des enfants thaïlandais ! Il a accueilli des jeunes réfugiés qui nuisent à notre réputation ! Il va jusqu’à les traiter comme ses propres enfants ! C’est donc qu’il a besoin d’eux ! Il compromet nos finances ! Au lieu de vivre des dons, il se donne lui-même ! Il est dangereux pour l’association qu’il a fondée ! Qu’il démissionne dans l’intérêt des jeunes et dans son propre intérêt ! Ensuite qu’il se taise.

 

 «Mieux vaudrait donner l’argent aux pauvres » : Judas, trésorier des douze, déjà…Mais pour Tonton, l’argent n’est pas tout, il est facile de donner, plus difficile de se donner. C’est une séance dramatique durant laquelle se joue notre avenir. René Péchard comprend, explique, tient bon. Je combats à ses côtés : le cœur de l’association n’est ni Valence ni même Paris, mais Vientiane, mais les camps de réfugiés de Thaïlande, mais telle ou telle banlieue. Son centre de gravité n’est pas statique; son centre est un barycentre qui se déplace au poids des détresses. L’Association n’est ni une amicale, ni un plan de carrière, l’Association est un service. Les donateurs sont nos amis, mais nos maîtres ce sont les pauvres. Discerner les pauvretés, puis trouver des fonds… Pas l’inverse ! Investir pour faire levier et aller plus loin, se compromettre… oui ! Accaparer, trouver gîte, couvert et rente de situation,  parader dans les dîners en ville, utiliser la notoriété de l’association à son profit, …à d’autres !

 

Bien que rien ne l’y oblige, il met aux voix la motion qui sera finalement repoussée. L’opération échoue… Ses amis comprennent qu’ils ont été floués et le rallient.

 

On l’a vu, ce n’est pas la première fois. Ce ne sera pas la dernière. Les circonstances différent mais pas les objectifs et on ne peut qu’être envahi d’un sentiment de redite tel que pour ne pas lasser, ne pas être taxé d’exagération ou soupçonné du délire de la persécution, on serait tenter de passer outre, de gauchir la vérité, d’édulcorer. Pourtant les méthodes que l’on pourrait croire réservées aux révolutions culturelles, aux sectes ou aux milieux dégradés  des affaires et de la politique, voire au milieu tout court, peuvent infecter toutes les organisations…A vrai dire, c’est dans les milieux qui font profession de piété qu’elles peuvent atteindre leur plus lamentables développements.

 

……………………….

 

Pour l’heure, l’effort consenti par Enfants du Mékong est énorme; pourtant, René Péchard se met à la disposition d’autres organisations oeuvrant dans la ligne de nos statuts. Ainsi seront hébergées à Montparnasse les associations Handicap International, SIPAR,  Comité de Coopération avec le Laos… l’Association n’est qu’un moyen, seul compte l’objectif. Nous sommes serviteurs, pas propriétaires. Lui-même se remit au travail alternant les missions dans les camps de réfugiés de Thailande, l’intégration des familles en France, l’accueil de jeunes.

 

René Péchard : « L’Association s’est installée au 60, boulevard du Montparnasse, où elle est aujourd’hui[4]. Elle s’est trouvée rapidement confrontée au problème inquiétant des jeunes réfugiés livrés à eux-mêmes dans les rues de Paris, sans travail, sans famille, sans amis…

 

Notre foyer compte vingt-six jeunes[5], qui doivent certes y résider le moins longtemps possible, mais néanmoins tout le temps nécessaire. Nous les voyons régulièrement, nous leur parlons et petit à petit arrive à se dessiner leur profil d’avenir. Il va sans dire qu’il faut de temps en temps taper sur la table et « remettre les pendules à l’heure »… mais certainement moins souvent que dans des familles dites « normales ». Nos jeunes, malgré un passé douloureux et des perturbations internes que l’on n’a aucun mal à imaginer, manifestent pour la plupart un désir de bien faire qui est sans aucun doute l’expression de leur volonté de rompre le cercle vicieux du malheur. A l’âge où nous les recevons, tous les êtres humains sont tendus vers un avenir dans lequel le rêve se taille la part du lion. Nous ne voulons pas tuer cette partie d’eux-mêmes, au nom des impératifs de la rentabilité et du pseudo-réalisme… Peut-être est-ce utopique, mais ce que je voudrais, moi, c’est que ces gosses aient enfin leur chance, au même titre que les autres enfants de leur âge. Le projet, exaltant sur le plan humain, spirituel et pédagogique, a un inconvénient majeur : son coût. Il faut jongler chaque mois pour joindre les deux bouts, mais, la Providence aidant, nos jeunes n’ont jusqu’à ce jour jamais manqué du nécessaire. Ils ne sont pas exigeants, mais, comme on dit, « il faut ce qu’il faut », et je dirais que c’est d’autant plus légitime que nos garçons ont eu pour la plupart tellement à souffrir…

 L’Association a été fondée à partir de jeunes, et aujourd’hui encore le problème des jeunes demeure l’une de ses priorités. L’accueil des réfugiés mineurs en provenance, du Sud-Est asiatique obéit à une législation particulière. Depuis 1975, je me suis inscrit en faux contre elle…Je n’ai pas changé d’avis depuis vingt ans, non par obstination, ce qui serait ridicule, mais parce que je pense que, les données demeurant les mêmes en matière de pédagogie et d’accueil, il est préjudiciable de faire comme si elles étaient autres. Les 194 premiers enfants que nous avons envoyés du Laos ont été reçus par une association, tous les autres ont été placés dans des familles. Très rares furent les échecs et nous les avons toujours rattrapés. Il est clair que la cellule de base de toute société a été, est et demeurera la famille. Nous avons toujours voulu que nos petits retrouvent en France une famille, certes artificielle dans un premier temps, mais une famille tout de même, dont la plupart, d’ailleurs, se transforment vite en vrai lieu de rencontre, d’affection et d’amour. Beaucoup de nos jeunes ont mis peu de temps à appeler leurs parents d’adoption « parrain » et « marraine ». D’autres les qualifient désormais de « papa » et de « maman » : voilà qui est encourageant, et qui l’a été dès le début!
 

  Il faut comprendre ceux qui ont accepté de vivre avec nous l’aventure de l’accueil. Ils n’ont pas accepté d’ouvrir leurs bras en espérant recevoir une contrepartie, mais c’est avec humilité qu’ils se sentent encore plus récompensés lorsque l’affection des enfants s’exprime en retour…

 

JCD : Cela faisait alors près de vingt ans  que je m’efforçais d’épauler René Péchard, que ma femme et moi accueillions des jeunes venus du Laos,  que des enfants en mal de paternité venaient battre à la porte de mon coeur sans y entrer vraiment : j’avais un père et ils n’en avaient pas. Ils souffraient et je compatissais.

 

 Na me fit passer d’une compassion consentie à une souffrance partagée.

 

( On trouvera dans « Piété Filiale », le récit dramatique de la vie et de la mort de ce garçon[D8]  qui devait m’amener à fonder les éditions du Sarment d’un coup de cœur, d’un coup au cœur).

René Péchard vieillissait, se déplaçait de plus en plus difficilement, atteint de tremblements. Pourtant, il voulut rédiger de sa main le testament qu’il me destinait et qu’il enregistra.

Je voulu lui faire plaisir, l’emmenai à Rome, l’installai dans un hôtel tout proche de la place Saint Pierre. J’avais obtenu des places numérotées au premier rang de l’audience pontificale. Comment oublier le regard du Saint-Père, soudain devenu grave, lorsqu’il comprit, en consultant notre revue, qu’il s’agissait des réfugiés du Sud-Est asiatique? Nous savions la sollicitude qu’il avait montrée pour ce problème douloureux, en se rendant lui-même dans les camps de Thaïlande et en chargeant d’une mission particulière le cardinal Etchegaray, président de « Cor Unum». Bouleversé, René Péchard avait laissé voir son émotion. Le temps était minuté, mais la main que le Saint-Père avait longuement posée sur celle de ce monsieur aux cheveux blancs qui portait sur ses traits la détresse des autres avait suffi pour que les deux hommes communient dans une même foi et une même compassion par-delà le protocole. Jean Paul II était alors en pleine possession de ses moyens[D9] … Comment ne pas voir dans cette main posée comme un passage de relais tant les infirmités qui accableraient le pape vieillissant étaient semblables à celles qui envahissaient alors son visiteur perdu dans une foule anonyme.

 

…………………………………………

 

 René Péchard était l’un des très rares chez qui ce mélange laissait place au don entier de soi-même. Il savait pardonner et avait souvent eu à le faire. Mais, lorsque les pauvres, les réfugiés, les  jeunes étaient spoliés, une volonté inébranlable l’animait et le poussait à vaincre sa réserve naturelle pour aller jusqu’au bout de ses convictions. Alors, il refusait les compromis.

                                                          

;En juin 1988, il eut soudain à faire face à une triple offensive dont, accaparé par le quotidien, je ne mesurai pas sur le coup l’étonnante coïncidence.
 La première prit la forme d’une tentative de prise de pouvoir par une personne récemment arrivée, qui, sans autre mandat que celui qu’elle s’octroyait, tenta d’aliéner l’association. L’organisation, honorable, mais étrangère à notre histoire et à nos statuts, qu’elle sollicita pour prendre notre contrôle, n’en demandait pas tant et ne donna pas suite. Ce signal alerta René Péchard : on essayait, pour des raisons de convenance personnelle, de prendre de vitesse les dispositions qu’il avait prises dans la perspective de sa succession, qu’on tentait par ailleurs de précipiter…
 …Car au même moment on s’attaqua à son honneur au risque manifeste de le pousser à la démission. L’occasion en fut une démarche, qu’il n’avait pas sollicitée, en vue de l’attribution de la médaille de Saint Grégoire le Grand. Un petit groupe sans doute de bonne foi[6] , mais désinformé, crut découvrir sa soi-disant désertion de la Légion Etrangère. On me fit comprendre que, dans ces conditions, il était de l’intérêt de l’association d’évincer un président « d’ailleurs, malade, voire sénile… ». Touché dans son intelligence et sa volonté, sûrement pas ! Mais à bout de forces, épuisé, certes, il l’était ! Raison de plus pour l’entourer de notre respect, de notre fidélité, de notre affection, de notre reconnaissance ! J’eus beau le défendre, rien n’y fit.
  La menace était sérieuse, le risque réel. Désolé, je finis par appeler le vieux monsieur si fatigué, lui rapporter la rumeur, le danger que courait notre oeuvre. Je lui redis ma fidélité, mon estime, mon admiration, quoiqu’il ait pu faire avant que je le connaisse :
 – « Mais, Jean-Claude, je vous ai déjà tout raconté… j’assume mon passé, je comprends qu’il puisse choquer  mais  vous savez bien que je n’ai jamais déserté !
 – Je vous crois bien sur, mais cette fois-ci, ma parole ne leur suffit plus, il me  faut des preuves pour les faire taire définitivement. »
 Durant l’été, par une chaleur torride, il se rendit  à Aubagne, en revint exténué avec un « état signalétique et des services » signé du général commandant la Légion Etrangère, un certificat de bonne conduite… et le droit au port de deux médailles assorti d’une petite pension qui l’attendait depuis quarante ans. Il était lavé définitivement et je crus l’affaire close.
 

Cette attaque externe s’accompagna d’une opération interne qui prit pour cible les relations paternelles qu’il entretenait avec les jeunes : on tenta de l’isoler. Parmi eux, certains  rendus circonspects par les régimes qu’ils avaient fuis, s’en aperçurent et le lui dirent. René Péchard rédigea alors dans les tous derniers jours de sa vie une petite note intitulée « A dire moi-même aux garçons », signifiant par là l’importance qu’il y attachait. Il y prend nettement ses distances, même si, selon son habitude, il s’exprime en demi teinte:

 «  Il est bien entendu que pour tout ce qui concerne l’ordre dans les maisons, les démarches, toute la vie matérielle de la maison vous n’avez à faire qu’au directeur et aux éducateurs, sauf cas particulier et urgent, ne dérangez  pas monsieur Meaudre qui est administrateur délégué pour la direction ni même moi même qui est président de l’association.
 Mais j’ai appris en fin d’année scolaire que certains avaient voulu me voir pour demander un conseil et, me sachant occupé, ou en train de me reposer, n’avaient pas osé me déranger… Vous m’appelez « tonton ». je ne veux pas que ce soit une mode, une habitude. Tonton, c’est le diminutif affectueux de oncle et, chez vous, c’est le nom que l’on donne à une personne plus âgée que l’on respecte. En France, il s’agit vraiment de l’oncle, frère du père ou de la mère et qui, dans beaucoup de cas, sont appelés à remplacer le père ou la mère absents. Puisque dans cette maison je suis votre tonton, vous pouvez toujours venir me demander un conseil ou me confier vos préoccupations, partager une peine car je vous aime et vous pouvez vous conduire vraiment comme si vous étiez mes neveux.
 

Pour cela, n’attendez pas que je sois inoccupé car ce jour là, je serai mort ».


Et la mort le surprit.
 Je ne devais malheureusement trouver ce mot qu’après sa mort. Autrement j’aurais mieux saisi la gravité de son coup de téléphone à la veille de reprendre la route pour quêter : il voulait me voir. Il était préoccupé, avait l’impression qu’on voulait l’écarter… nous remîmes à son retour ce qu’il voulait me confier et dont je ne compris que beaucoup plus tard la nature. J’entends encore sa voix tellement lasse, mais sereine. Ce fut notre dernier entretien. Dans la nuit du 2 au 3 octobre, Olivier Dauphin m’appela de Nogent-le-Rotrou où ils  passaient la nuit :
           « Tonton va très mal. Le médecin vient d’arriver, il dit qu’il est dans un coma profond»
 Comment ne pas voir dans les circonstances qui accompagnèrent son départ, et sans doute le précipitèrent, le couronnement de ce qu’il avait subi toute sa vie ? Les taire aurait été occulter le mystère de ce destin hors du commun. Cet homme de paix, cet homme bon, avait plusieurs fois rencontré dans sa vie l’incompréhension, et parfois la méchanceté. En cela, il avait partagé la condition des pauvres, humiliés par ceux dont le pouvoir, l’argent, ou la jalousie durcissent parfois le cœur.
  Lorsqu’il était seul en cause, il se contentait du silence. Il me disait :
 « Ils verront bien qu’ils se sont trompés, et s’excuseront peut-être… »
 Je m’indignais de voir qu’il n’en était rien. Alors, lui, dans un sourire :
 « Je croyais que vous étiez chrétien et que vous récitiez le Notre Père… »
 Mais lorsque qu’il s’agissait de défendre l’association, de servir la cause des pauvres ou de rétablir la vérité, il savait se montrer inébranlable ainsi que l’attestent les documents qu’il m’a confiés. Il fallait donc sous peine de lui manquer, dire le minimum indispensable à l’intelligence de son message. Pour le reste, nous laisserons au temps qui passe le soin d’ensevelir dans le secret des consciences ce qui appartient au seul jugement de Dieu.

 *


 Je trouvai dans une enveloppe cachetée[D12]  la cassette préparée à mon intention. Les jours suivants allaient nous montrer à quel point son œuvre avait été multiple, féconde et discrète. Le soir même, une dame asiatique inconnue arriva en larmes :

« Je lui dois tout! Ma famille, mes enfants lui doivent tout! »
 

  Nous ne la connaissions pas. Elle devait être suivie de bien d’autres témoins qui se révélèrent peu à peu. Il fallut procéder à l’inventaire de ses affaires; ce fut vite fait. Cet  homme qui avait possédé un des plus importants cabinets  dentaires de Vientiane vivait dans une seule chambre, pas  plus grande que celles des jeunes du foyer. Cette chambre  était celle d’un pauvre. Il avait tout donné et ne subsistait  que grâce au minimum vieillesse[MSOffice13]  du Fonds national de solidarité. L’héritage qu’il laissait n’était pas de ceux qui provoquent la division des familles et les querelles. Non, son héritage, tout spirituel, appartient à tous ceux qui veulent trouver  le chemin du bonheur; chemin étroit si bien décrit dans l’Évangile. Je trouvai  cette prière trouvée sur un papier, plié en quatre, dans une poche de sa veste :

    « La paix, la sagesse, la force, les yeux pleins d’amour, être patient, compréhensif, doux et sage; voir au-delà des apparences et ne voir que le bien en chacun, sourd aux calomnies, muet à la malveillance, des pensées qui bénissent et attirent par la joie… »
   Sans doute avait-il lui-même eu beaucoup l’occasion de pleurer et il ne condamnait pas ceux qui ne connaissaient pas le malheur. Il avait aussi beaucoup vécu, il avait su dire « non » en des temps où cela n’allait pas sans risques; il était un fondateur. Cette race d’hommes est rare. Ceux qui en font partie se reconnaissent d’emblée par-delà les aléas de la vie, les milieux sociaux, la nature des engagements et même les options.
 Il avait demandé que ses obsèques fussent les plus simples possible. Nous avions voulu que son corps fût ramené au foyer d’Asnières juste avant la cérémonie religieuse. Les jeunes l’attendaient dans cette maison qui était la sienne, qui était la leur. Le soir précédent, une veillée avait rassemblé des anciens des foyers du Laos, de Fourmies, de Rouen, de Rosny-sous- Bois, de Valence, autour de ceux des nouvelles maisons. Cette rencontre aurait pu être triste. Elle fut émouvante et familiale : les derniers arrivés découvraient qu’ils faisaient partie d’une immense famille[MSOffice14] . Tous l’escortèrent à pied jusqu’à l’église déjà remplie.
 

 Il avait aimé et servi les peuples du Sud-Est asiatique : les intentions de prière furent exprimées successivement en cambodgien, en chinois, en laotien, en thaïlandais et en vietnamien. Mais son pays allait bien au-delà de cette région où l’avaient conduit les hasards de la vie; son pays, c’était celui de l’enfance malheureuse. Pour le signifier, le père Mansour Labaky, autre témoin de l’Amour dans le Liban martyr, prit la parole :

    « ” II dort… mais son cœur veille. ” Cette phrase du Cantique des Cantiques concernant le Bien-Aimé s’applique parfaitement au ” Bien-Aimé ” des ” Enfants du Mékong “, monsieur Péchard, plus connu sous le nom de Tonton, qui vient de nous dire “A DIEU”.  Je l’ai peu connu, mais je sais beaucoup sur sa vie. Il n’a pas beaucoup parlé. Il n’a pas beaucoup écrit. Nous le ferons à sa place. Mais il a beaucoup aimé. Nous espérons en ce domaine suivre sa trace. « Tonton est reparti chez son ” Père ” aussi discrètement qu’il a vécu chez ses ” fils “. La joie qu’il a semée dans les cœurs de milliers d’enfants asiatiques privés de leurs jardins de tendresse reste l’argument irréfutable que les ” saints ” vivant parmi nous sont aussi opérateurs de miracles que Dieu Lui-même, puisqu’ils savent travailler avec Lui, par Lui et en Lui.
   «Tonton n’a pas fait de discours pour stigmatiser le mal, il a retroussé ses manches pour réduire les effets du mal, exactement comme le Bon Samaritain. Tonton ne s’est même pas attardé à ” philosopher ” sur les causes du mal; il s’est simplement dressé dans la tourmente pour être là, avec ses petits moyens et son  grand cœur. Ne pouvant donner ce qu’il a, puisqu’il n’a rien, il a donné ce qu’il est… c’est-à-dire tout. Et, à partir de ce don de soi, l’histoire des ” Enfants du Mékong ” commence.
    « En se penchant sur ces enfants de la peur et de la détresse, Tonton a ouvert les cœurs de ceux qui ne sont pas malheureux. Il avait sur les riches le même regard que Jésus sur Zachée. Il n’a jamais condamné. Il savait que l’amour dénoue tous les obstacles. Et, avec sa transparence, sa douceur, son humilité et son authenticité, il a pu prendre en charge le parrainage de trois mille enfants en Thaïlande grâce à la générosité régulière des riches et des moins riches, tous riches de l’amour de Dieu et du prochain.
   « Dans son cœur palpitait le cœur de Dieu. Ainsi Tonton est devenu la preuve évidente que Dieu agit dans le monde à travers ceux qui ont accepté d’ouvrir leurs cœurs pour être une oasis de paix dans ce grand désert de l’indifférence du monde moderne.  II est devenu un de ces témoins de l’Invisible, un de ces géants de l’Espérance, un de ces dompteurs de l’impossible à qui nous devons encore de sourire et de trouver un sens à la vie.
    « La presse dit que monsieur Péchard est ” mort “. Ce mot n’existe pas dans notre dictionnaire de croyants en l’Immortalité. Monsieur Péchard dort… Son âme est légère parce qu’il a beaucoup aimé sur terre en soulageant la misère des autres, en les aimant comme s’il les avait enfantés. Nous ne le verrons plus ici. Tant mieux. Nous le voyons désormais partout. Il habite nos cœurs comme nous habitons le sien, comme les saints. Pour nous, c’est un saint!
  (l’Association » est ) le miracle de sa vie. Ses enfants peuvent témoigner qu’il habitait déjà le Ciel, ici-bas, et que le Ciel l’habitait.
   « Si nous avons perdu en lui un pilier, nous avons gagné en revanche un médiateur. Nous le prions bien plus que nous ne prions pour lui, lui qui maintenant voit tout et sait tout, et qui est auprès de Celui qu’il a tant aimé en aimant “les plus petits de ses frères”, qu’il a fidèlement servis et si intimement compris.
 Du Ciel, Tonton jouit de ce même état de grâce dans lequel, pour les autres, son cœur saignait en permanence… »
 

*

 

« Après ma mort,  vous trouverez dans le tiroir  de mon bureau une lettre et une cassette enregistrée… »… Envahi d’émotion, j’écoutai l’enregistrement. Il l’avait réalisé durant un voyage en Thaïlande au cours d’une étape dans un collège. La voix est basse, un peu essoufflée. En arrière-plan, des rires d’enfants :

 Quelques jours plus tard, le conseil d’administration, déférant à la demande de René Péchard, m’élisait à l’unanimité président de l’association que nous avions fondée ensemble vingt ans auparavant. Le vide était immense. Dans la hâte, j’embauchai le 1er novembre suivant un directeur général.
 

 

René-Claude Péchard, son petit fils, par ailleurs mon filleul, qui portait notre double prénom, me remit son missel et son chapelet. Un chapelet fort usé . Je le mis dans ma poche et pris l’avion pour les camps de réfugiés en Thaïlande.    remise-du-chapelet-et-du-mi.jpg

 


 

[1] Julian Darcondo. « La pieuvre scientologique » Editions du Jubilé / Le Sarment.

[2] « Le moteur du noyau pervers, c’est l’envie, le but, c’est l’appropriation….le pervers, s’il connaît bien les lois et les règles de la vie en société, se joue de ces règles pour mieux les contourner… ».

 Le harcèlement moral. Marie-France Hirrigoyen  (Editions La Découverte).

[3] Chiffres de 1986.

[4] Vendu en 2001.

[5] Nous devions l’agrandir par la suite.

[6] Dont certains surent ensuite le reconnaître.

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