Institut du Fleuve 2001…

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Avertissement : Ce chapitre sera illustré de nombreux documents, vidéos, photos qui seront progressivement mis en ligne (voir caractères en gras).

2001 marque un nouvelle étape dans la longue histoire qui, de l’Amicale du  Pensionnat Saint Joseph de Xien Khouang, à Enfants du Mékong en passant par l’Association pour la Protection de l’Enfance du Laos, l’Association pour la Protection de l’Enfance au Laos, l’Association pour la Protection de l’Enfance au Laos – France s’est enracinée dans l’exemple donné par René Péchard qui a toujours voulu servir et non se servir.

 

La fondation de l’Institut du Fleuve, s’est effectuée dans les conditions de précarité rencontrées par René Péchard en 1976 lors de sa démission de ASPEL – Laos. Elle aurait été compromise sans la détermination, la fidélité de nombreux amis. La même année, Jean-Claude Didelot fonde les éditions du Jubilé SAS qui rachètent le fond et la marque des éditions du Sarment qu’il avait fondées en 1979. Création de deux nouveaux départements dédiés respectivement à l’Asie et au Développement. L’Institut du Fleuve, tout d’abord réfugié dans un deux pièces du quartier Montparnasse, est aujourd’hui abrité dans des locaux mis à sa disposition par la maison d’éditions.  Un-mobilier-de-recuperation.jpg

Comme cela avait été le cas en 1975, lors de la prise de pouvoir sur l’ASPEL au Laos, afflux de jeunes asiatiques, souvent traqués, privés de toit et de ressources,. l’Institut en abrite une quinzaine, mais en accompagne beaucoup plus (papiers, hébergements, soutien scolaire, recherches de stages…)..

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Plusieurs anciens d’Enfants du Mékong s’investissent bénévolement pour aider leurs jeunes compatriotes et animer l’Institut. Sans attendre d’avoir pu régler toutes les urgences, souvent dramatiques, sont lancées les premières initiatives de micro développement présentées par des jeunes en faveur de leurs pays d’origine. Nicole Trimaille, Pierre Rivière reprennent leurs cours gratuits.  Mise en ligne du site http.Institutdufleuve.com géré et animé par une équipe d’anciens, aujourd’hui ingénieurs informaticiens bénévoles.En novembre 2008, l’Institut commémore dans la pauvreté, la discrétion et la ferveur le cinquantenaire de sa fondation. Dés lors, le passé s’écrit au présent.

 

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Extrait du chapitre 7 de « Piété Filiale »

Jean-Claude Didelot : « Le vendredi 8 Janvier 1999 je repris une fois encore l’avion pour l’Asie. En 1967 j’étais seul à Orly pour attendre le petit Phuc, seul encore en 1968 lors de la première venue de René Péchard.

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Les années qui suivirent, nous étions nombreux à recevoir les groupes apeurés d’enfants eurasiens assommés de sommeil, de froid et d’anxiété. Je détenais la feuille de répartition entre les familles d’accueil où s’inscrivaient leurs destins.

Puis ce furent en 1976, à Roissy, les jeunes rescapés des foyers de Vientiane. Ils s’effondraient en pleurs dans les bras de « tonton », racontaient leurs maisons dévastées, leurs camarades malmenés, les pressions, les calomnies. Plus tard, nous eûmes, à accueillir au petit matin les familles des boat people. Les sourires s’embuaient et nous nous détournions au moment des retrouvailles.

Maintenant, ce sont eux qui m’accompagnent et s’affairent, pas trop certains que je puisse me débrouiller tout seul. On s’empare de mes valises, on parlemente avec l’hôtesse :

          « Vous n’avez pas oublié vos papiers, votre passeport ?, … donnez-nous votre billet…

          J’ai un oncle qui travaille à Air Vietnam, on vous a fait surclasser ».

 

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Un peu ému, je mesure le chemin parcouru. Nghia et Dien sont délégués par les quelque quinze séminaristes qui m’ont été confiés personnellement par leur évêque « jusqu’au sacerdoce » avec, pour tout viatique, les reliques des saints martyrs de leur diocèse. Je les ai déposées dans la chapelle de la maison Saint Benoît de Marciron. Elles y accueillent de nouveaux arrivants pour une première année de mise à niveau, alors que, déjà, plusieurs arrivent en fin d’études. Bientôt, bouleversé, je m’agenouillerai devant eux pour recevoir leur bénédiction de jeunes prêtres : « Le fils fait le père ».

 

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Nhat, représente mes vingt trois filleuls. Il a aujourd’hui vingt quatre ans et termine des études d’ingénieur et un mastère en droit de l’informatique. Il est bien loin le garçon de seize ans, venu demander timidement aide et protection avec son frère jumeau Nhi qui, lui sera diplômé d’une grande école de commerce et intégrera comme officier la Marine Nationale.


Chinh aîné de la Maison est venu me promettre que ses « frères » seraient « sages » durant mon absence. Il sera reçu à la prestigieuse école de management de Lyon, sera parrain du premier fils de Nhi qui l’a précédé dans la charge d’aîné…


Ils sont maintenant des centaines d’anciens, diplômés, pères et mères de famille, héritiers d’une longue histoire. Je suis fier d’eux et je songe à l’autre « Tonton » qui de là-haut les accompagne avec peut-être encore plus de tendresse pour ceux qui sont restés au bord du chemin, vaincus par une détresse trop grande ou brisés par la méchanceté des hommes. Ceux-là nous portent. Sans le petit Na, qui trouvait la vie « trop compliquée » il n’y aurait pas les cinq cent titres au catalogue des éditions du Sarment. Sans la déréliction de Marcel Van, sans le sang des martyrs il n’y aurait sans doute pas cette floraison de vocations. Sans René Péchard, le proscrit, je ne serais pas là et eux non plus.  Notre court passage sur terre ne prend son sens que situé dans la vie éternelle qui nous est promise.


Celui-ci a été recueilli par un navire français alors qu’il dérivait sur un rafiot surchargé. Celui-là a bénéficié d’une mesure de rapprochement familial. D’autres sont venus comme étudiants. Ceux, de plus en plus nombreux, qui arrivent maintenant, munis de visas en règle, nés en régime communiste, découvrent ici des frères semblables à eux dans leurs attentes et leurs rêves. La piété filiale qui les structure tous, ne les incite pas à la revanche mais au respect de racines qui plongent dans le sol de leur patrie commune. Par delà les divisions ethniques, politiques, religieuses, ils sont frères! D’ailleurs la plupart des familles ont eu des membres dans des camps opposés par les aléas de l’histoire. Les accueillir tous sans préalable politique, religieux ou ethnique, c’est rester fidèles à nos statuts, à l’intuition des origines, à l’Evangile. Qu’ils soient issus de familles pauvres où aisées, tous rencontrent des difficultés car on subsiste à Hanoi pour le prix d’une carte orange à Paris. La course épuisante au logement mobilise leur temps et leur énergie. Les héberger, c’est leur donner les moyens d’agir à leur tour, en faire des partenaires et non des assistés, les aider à passer de l’urgence au durable, de la dépendance à l’autonomie. Pour ceux qui ont tant souffert et découvrent la société de consommation et ses égoïsmes, grandes sont les tentations. Pour d’autres qui ont été élevés dans la défiance de  l’occident et du christianisme, grandes sont les circonspections. Des réponses que nous leur donnerons, non pas en paroles, mais en actes, dépend l’avenir non seulement de leur peuple mais aussi du notre au moment où le centre de gravité du monde bascule vers l’Asie.


En quatorze heures de vol sans escale, le Boeing parcourt la distance qui avait demandé un mois au paquebot « 
Laos» pour mon premier voyage en Asie. Tout juste le temps  de préparer rencontres et dossiers comme le faisait René Péchard jusque dans les moindres détails, sur des papiers pelure que j’ai conservés. Il économisait sur tout et, ayant donné tout ce qu’il possédait, voyageait toujours à ses frais : nous n’allions tout de même pas détourner l’argent des pauvres! ….


A Bangkok, à Hanoï, à Phnom Penh, à Manille ce sont d’autres garçons et filles, Français, ceux-là, qui
m’attendent. Successeurs des premiers volontaires recrutés dés 1964, ils rejoignent leurs camarades asiatiques dans leur générosité et leur enthousiasme, mais tellement différents dans leurs richesses et leur pauvretés! Ainsi s’ouvre la voie exaltante d’un partenariat où chacun apporterait ce qu’il a de meilleur. A nous de  respecter les uns et les autres car il y a autant de lâcheté à humilier les pauvres qu’à flatter les riches, et de trahison à enrôler pour des idéologies sans avenir qu’à mobiliser pour de courtes ambitions. Elle est si large la voie de la démagogie! Il est si étroit le chemin de la vérité!  Notre siècle trop pourvu en combats douteux est un immense cimetière de vies détruites et de destins fourvoyés et il avait fallut à René Péchard la foi où il puisait sa liberté intérieure pour passer son chemin au milieu de tant d’embûches, lui qui n’avait jamais hésité à tout risquer par amour.


*


A peine débarqué à Bangkok, c’est le début d’un lourd programme. Pattaya reste ce qu’il est depuis trop d’années : un des plus grands et des plus sordides lieux de prostitution du monde. Sœur Michelle y mène une action de proximité à laquelle nous nous associons dans le cadre de sa « fontaine de vie ». Ce n’est pas suffisant. Là où nous sommes, nous pourrions mener une opération complémentaire : sensibiliser l’opinion pour décourager les sinistres consommateurs, participer au développement des régions les plus pauvres pour tarir la source. C’est plus une question de communication et d’imagination que d’argent.


Avant de passer au Cambodge, visite à Roland Heng avec qui nous avions franchi la frontière alors entrouverte pour rencontrer ce général soudain surgi de  la nuit. Il est maintenant ambassadeur de son pays, monte des projets de développement, recherche des fonds. Les budgets excédent les moyens d’une petite ONG mais nous pouvons prendre en charge la formation des jeunes Khmers qui les mettront en oeuvre. Ils ne demandent que cela comme Sovann, alors âgé d’une vingtaine d’années, que j’avais emmené à un débat sur l’avenir du Cambodge.

 
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 Au moment des questions, il s’était levé le premier et, dans le grand auditorium du musée Guimet soudain attentif :

          « Vous nous avez tout dit sauf le principal : Que pouvons nous faire, nous les jeunes pour notre pays?


Sovann est aujourd’hui diplômé en informatique. Il n’est pas le seul. Le cadeau que leur ambassadeur me remet « en témoignage de reconnaissance du peuple cambodgien » leur reviendra.

La route vers Aranyaprathet a été refaite. Il ne reste aucune trace des immenses camps. A Poïpet, ville frontière, des groupes d’enfants, ployant sous les ballots de marchandise, tentent de se faufiler au sein de l’intense trafic. De temps à autre, une charge de douaniers les disperse. Un petit unijambiste, sans doute victime d’une mine, claudique vers la barrière arc bouté sous la charge retenue par son krama[i]. Je finis par localiser des gémissements entre les vrombissements des lourds camions chinois : une pauvre femme, accroupie pleure sa marchandise jetée à terre. Nous nous arrêtons dans la paillote d’une veuve. C’est un assemblage de planches, de bambous et de lambeaux de ces bâches que l’UNBRO remettait aux réfugiés lors de leur départ du camp. Elle a transformé l’unique pièce en chapelle, se réservant un coin pour l’antique machine à coudre qui la fait vivre. Elle a été baptisée à Site 2 et se désole des sectes qui recrutent dans ces misérables abris de fortune où les rescapés les plus pauvres sont venus s’abattre sans oser aller plus loin : Et si les khmers rouges revenaient?. Elle sourit :

 

          “  Ce que je fais c’est pour le Christ. Je prie pour ceux qui ne m’aiment pas. ”


Je voudrais conduire les puissants, là, au bout de cette ruelle où des enfants nus barbotent dans des mares immondes, où les épidémies menacent, où la faim ne menace plus parce qu’elle est déjà là, les faire entrer dans cette bicoque branlante (au point qu’elle risque de s’effondrer sous le poids des fidèles), où une femme sainte, humble et joyeuse est aux avant postes de l’Évangile. Nous réciterions avec eux un Notre Père comme nous le faisons en français et en khmère “pour ceux qui ne nous aiment pas ”. Je voudrais que viennent là ceux qui n’aiment pas trop qu’un aveugle-né soit guéri sans autorisation ni qu’une Samaritaine poussée par le Saint Esprit plutôt que par la planification touche la frange d’un manteau. Mais l’église du Cambodge se reconstruit avec des Cambodgiens épaulés par de jeunes prêtres des Missions Étrangères tout heureux de ce premier séminariste que nous avions connu dans les camps et qui va être ordonné.


Organiser l’avenir ce n’est pas oublier l’urgence et l’urgence, ce sont ces enfants si pauvres, chargés de ballots qui courent à perdre haleine poursuivis par les charges des douaniers. Jacques Danois, homme de coeur qui connaît l’Asie, secrétaire général de l’AMADE, a initié des écoles « en plein vent », justement pour répondre à ces situations. Mais l’avenir du Cambodge repose sur cette pauvre veuve, sur Sovannn, sur ce jeunes prêtre… sur Than , Monychenda, Mithona.

Than m’attend. Il a encore grandi, me montre un beau bulletin qui lui vaut une bicyclette neuve d’un jaune éclatant. Les sept copains qui l’accompagnent auront chacun une paire de chaussures. Pendant l’achat, un client pose négligemment sa kalachnikov sur l’étal, l’oublie et revient chercher son bien dans l’indifférence générale. Mais déjà le gouvernement a pris des mesures pour récupérer les armes. Martin qui est là depuis plusieurs années, devenu Khmer parmi les khmers, a réparti les enfants isolés ou orphelins en foyers familiaux que nous visitons rapidement, mon filleul sur les talons, tout fier de montrer aux autres que son parrain est « président ». Ils sont plus d’un millier à être parrainés dans le centre, mais aussi dans les familles annexes, mais aussi dans les villages de la frontière. La société tellement éprouvée se reconstruit peu à peu et là aussi, nous devons accompagner avec le plus de discrétion possible.

François-Xavier, mon fils, a passé six mois sur place (bénévolement et à ses frais bien sur). Sa filleule montre une plaie purulente sur la jambe, il faut intervenir… Une maman et ses sept enfants ont passé la nuit sous la pluie, serrés les uns contre les autres. Impossible d’aller à l’école le matin tant les vêtements sont trempés. Il faudrait des médicaments, une infirmerie, des livres, un ordinateur. Il faudrait du temps à consacrer à Bunthoeun, venu me retrouver sur la terrasse “”to talk a bit”.  Il a 18 ans, est en 10e classe (c’est à dire en seconde) et habite avec la famille du professeur de mathématiques  Il est “futur diplomate”, et ne manque pas une occasion de parler avec les visiteurs pour améliorer son vocabulaire français et anglais. Du temps pour Than, à qui j’explique que je ne l’oublie jamais malgré mes passages bien rapides et que je l’aiderai jusqu’à la fin de ses études. Il écoute en silence, oubliant de faire le pitre comme d’habitude, les yeux fixés sur la colline au-delà de la clôture. Soudain,  il éclate en sanglots et il faut toute la tendresse de monsieur Cham qui nous sert d’interprète pour comprendre : il a peur que je l’abandonne. Du temps pour Chay qui voudrait savoir pourquoi son parrain ne peut venir le voir. Je le prends à part avec M. Cham, lui disant que je vais le filmer pour que son parrain le connaisse mieux. Il raconte son histoire : recueilli par un oncle qu’il croit être son père jusqu’au jour où ses camarades lui dévoilent qu’il est “né hors du pantalon”… expression qui désigne ici les enfants naturels. Il fugue, devient enfant de la rue, arrive dans un foyer où il est à maltraité par les grands, fugue, pris par un commerçant en train de voler, roué de coups, assommé, mendie avant d’échouer ici par hasard. Soudain, lui aussi se met à pleurer et je stoppe la caméra.

René Péchard m’avait bien souvent raconté comment il lui arrivait parfois de voir entrer dans son bureau un petit bonhomme en pleurs :

          Tonton, je n’ai pas de papa !

 

 

Alors, me disait-il, je le prenais sur mes genoux et le laissais pleurer le temps qu’il fallait. Trahir un enfant… lui faire croire qu’il a été abandonné : un crime !

A Battambang, Monychenda a, selon la coutume bouddhique, terminé sa vie de moine, mais se consacre au développement de sa région. À Pnom Penh, je retrouve la maison Sith Sophal que j’ai inaugurée lors d’un précédent voyage … Les ONG nombreuses ici, donnent trop souvent un bien triste spectacle même si certaines réalisations, respectueuses du peuple qui les accueille, sont remarquables. Comme les autres, nous sommes vulnérables et il vaut mieux prévenir que guérir.

Mithona, mon filleul, se lève chaque matin à trois heures pour faire une heure de Français. Il parle d’ailleurs bien, a grandi de plusieurs centimètres et arbore un grand sourire. Il est 7e sur 56 élèves, vient me raconter sa journée… Il consacre son argent de poche à des cours supplémentaires au détriment du petit déjeuner et je fais ce qu’il faut pour y remédier.

Le temps passe vite en multiples visites : sœur Ath et le père Vincent que je connais depuis les camps de réfugiés, sœur Adèle rencontrée au Centre France Asie avec lequel j’ai tant travaillé à Paris du temps des boat people, d’autres encore… J’apprends des uns et des autres qui en savent tellement plus que moi qui ne fait que passer. René Péchard écoutait beaucoup, parfois avec un léger sourire :

          Ils en savent des choses !

 

Les journées s’achèvent dans une grande fatigue que je ne connaissais pas lors des voyages précédents.

A quelques minutes de vol, Ho Chi Minh ville est un autre monde : nous y appliquons le principe de subsidiarité. Tous les programmes sont gérés par des Vietnamiens, souvent des religieuses pauvres, actives, ouvertes à tous. Le père Jean Ullman l’un des rares étrangers à avoir pu ouvrir une maison pour les enfants de la rue, montre la voie. A ces pauvres, il a confié plus pauvres qu’eux : ces petits malades isolés de l’hôpital Grall. J’accompagne une jeune volontaire dans l’un des trois programmes montés lors de mon premier voyage voici une dizaine d’années. Sœur Bénédicte y anime une « école d’affection » destinés aux enfants de la rue qu’on appelle là-bas « Bu doï » (Poussières de vie). Ici, pas d’horaires, pas de programmes! On y apprend à lire et à écrire, mais surtout on y est aimé. On en repart mouché, mercurochromé, lesté de Phô[1] et de câlins pour de dures journées occupées à vendre des billets de loterie, cirer des chaussures, chaparder parfois. La jeune Française a apporté des bonbons et les enfants se mettent sagement en rangs pour en recevoir chacun un. La distribution terminée, il en reste, mais pas suffisamment pour tout le monde. Sans penser à mal, elle esquisse le geste de les jeter par poignées. Sœur Bénédicte l’arrête doucement:


         
Ne faites pas cela, mademoiselle, vous allez heurter leur dignité…C’est qu’un bonbon, c’est beaucoup pour eux et ils risquent de se battre.


Plusieurs anciens dont j’ai été tuteur voici bien longtemps, parfois depuis le Laos, sont maintenant revenus dans leur pays d’origine et se mettent en quatre pour me faciliter le travail. Je remets en arrivant la liste des visites au colonel Nguyen. Une fois encore ce sont des kilomètres à moto d’un bout à l’autre de l’immense ville où nous passons du consulat général aux quartiers sordides de l’autre côté du fleuve. Chaque rencontre s’enracine dans des souvenirs dont les ramifications en croisent d’autres qui ont peu à peu tissé notre histoire. Il y faudrait des pages. Durant des années, mes passages étaient le seul lien entre les jeunes réfugiés en France et leur parents restés sur place à l’image de celui qu’assurait René Péchard lors de ses missions depuis le Laos. Comme lui, je multiplie photos et enregistrements que remplacent de plus en plus téléphones, e-mails, et mêmes visites pour les vacances.

Le temps presse. Nous nous arrêtons brièvement à Notre Dame de La Vang, le Lourdes du Viet Nam pour y réciter une dizaine de chapelet sur l’esplanade noyée d’une pluie fine. Des ouvriers installent la nouvelle statue qui remplacera celle qui ressemblait tant à  ND du Sacré Cœur d’Issoudun. Voici Hué. Huyen, mon filleul est maintenant étudiant  l’un des premiers du village de cristal à avoir fait des études supérieures. Il vient me chercher à quatre heures du matin. Le cyclo glisse entre des ombres qui trottinent vers le marché. La chapelle est pleine et les voix timbrées des jeunes gens répondent au prêtre âgé qui célèbre. Nous passons par le dortoir où ils couchent à soixante, la salle d’étude, le réfectoire. Ils viennent tous de la campagne et la maison est pleine de rires. L’université le déconcerte : “Others students say I’m a strange boy for I have no girl friend… I can’t tell them my ideal.”. L’année prochaine il faudra leur louer une petite maison : de six originaires du village, ils passeront à quinze. Il a une adresse e-mail, lui qui a vécu toute son enfance sans eau courante ni électricité…


En route pour le village de cristal avec un seul arrêt pour acheter des ballons de foot et six cent crayons bille – autant que d’enfants. Mes amis ont été prévenus et c’est un concert de pétards tandis que la cloche de l’église sonne à la volée. Il me faut admirer sur le champ la nouvelle statue de la Sainte Vierge dressée au dessus du village. Les enfants chantent « J’ai trois pères et deux mères… » et même « J’ai quatre pères et deux mères… ». Nous échangeons des nouvelles. Hoan, a pris un ballon de foot sur la nuque. Il aurait un hématome interne et ne peut se faire opérer faute d’argent. Tuc, quatorze ans est malade : une vilaine tumeur qui tend la peau à hauteur du foie. Il tente de sourire et sa maman détourne la tête. Huan a confié son troupeau de canards à un petit cousin. Il est dans les tout premiers de sa classe. Le vieux Thien est allé rejoindre sa femme auprès de Notre Dame du Très Saint Rosaire et de Saint Joseph, patron du Viet Nam. D’autres vieillards l’ont remplacé prés de la fontaine. La marmaille est toujours aussi turbulente et les personnes âgées aussi doctes. Le petit Minh est devenu grand. Il propose souvent à la mère de la jeune Quyen de lui porter son bois. Les parents sourient et l’ont à l’œil. Un typhon a massacré les récoltes, mais grâce à Dieu, la vie spirituelle se maintient. Le curé qui les jugeait « tous innocents » reçoit maintenant sa récompense au ciel mais un autre prêtre vient spécialement du village voisin pour célébrer la messe. Thuong a préparé un rapport. Derrière les chiffres, des visages, des destins, des souvenirs, une histoire commune… Demain, je repartirai avec les plans de la nouvelle école, du dispensaire, de la digue contre les inondations.


Prière à quatre heures du matin. On me demande de commenter l’Évangile du jour à eux dont la vie en est la vivante illustration. Mais ils ne le savent pas. Tandis que le soleil se lève derrière la colline où se réfugièrent leurs ancêtres du temps de la persécution, les enfants, les malades, les élèves de français, les vingt cinq catéchistes pères de famille viennent me dire au revoir. Parmi les vieillards se trouve peut-être le jeune homme qui s’était refusé à espionner René Péchard : il aurait dans les soixante-dix ans aujourd’hui et l’épisode a eu lieu dans la région. A vrai dire, tous ont le regard clair de ceux qui n’ont jamais trahi. Je leur laisse le chapelet donné par le pape à l’occasion d’un baptême. L’enfant handicapé que j’ai encore surpris cette nuit dans l’église vient me prendre la main. J’aimerais mourir ici, être inhumé parmi eux. Pas de problème : le président de la paroisse va me réserver une place et promet plusieurs neuvaines à Sainte Brigitte. Les jours de congé, les enfants viendront chanter « J’ai quatre pères et deux mères… » sur une motte de terre qui, peu à peu s’enfoncera dans le sol de l’Annam.


Le village de cristal suspend son souffle : une route est en construction vers le nouveau port à quelques kilomètres, l’électricité arrive, on parle d’un poste de télévision. C’est tout un peuple qui va ainsi basculer.

          « Vous n’avez pas peur de perdre vos traditions?


         
Nous ne craignons que le péché. Nous avons tellement prié Notre Dame du Très Saint Rosaire qu’elle nous protégera ». Le diable vous savez…. Mais la Sainte Vierge est la plus forte.


J’avais promis à Huan une surprise pour ses progrès en français. Les progrès sont là et la surprise aussi. Le voilà donc qui monte avec nous en voiture devant ses camarades ébahis, sa maman un peu inquiète et un papa qui s’efforce de ne pas perdre la face : « Mon fils Huan est certes un élève qui fait honneur à ses parents, mais bien d’autres enfants sont infiniment plus méritants… ». Il ira jusqu’à Hanoï. Comme la plupart des jeunes de la campagne, il n’a jamais voyagé en auto et, pris de nausées dès les premiers kilomètres, s’endort appuyé sur mon épaule. Je n’ose bouger. Nous roulons des heures sans arrêt. Voici soudain les étalages de cages en osier qui signalent l’embranchement vers Ba Lang. Je me penche pour attirer l’attention de Thuong… et c’est le trou noir. Lorsque je me réveille, nous sommes arrêtés devant l’évêché de Thanh Hoa. Thuong me masse vigoureusement les tempes avec du baume du tigre tandis que Huan en fait autant sur les chevilles. L’évêque, monseigneur Lam est absent pour des soins à Saïgon. A peine conscient, je suis porté jusqu’à un lit, examiné par une petite sœur « Amante de la Croix » qui parait quinze ans mais est docteur en médecine. Elle met en place une perfusion agrémentée de force piqûres, et prières. Il faudra trois heures pour émerger sous l’effet conjugué du baume du tigre, de l’héparine et d’une promesse de neuvaine à Saint Joseph, patron du Viet Nam. Laissons les esprits forts et les autres décider du traitement qui a jugulé l’embolie pulmonaire. Il faut repartir dés le lendemain. Les deux petites sœurs médecins veulent absolument m’accompagner dans la voiture de l’évêché : une “Mékong” dont la boite de vitesse saute une trentaine de kilomètres plus loin. Personne ne s’énerve. Le chauffeur entreprend de partir à pied à la recherche d’un improbable téléphone, les deux petites sœurs rient de tout leur cœur qui est pur et Thuong fait du stop. Une belle Toyota officielle toute neuve stoppe et le chauffeur ne voit aucun obstacle à arrondir sa fin de mois et à nous conduire à Hanoi où j’ai beaucoup à faire.


Le consulat prévoit une arrivée importante d’étudiants. Le pays est à la veille d’un tournant, non pas politique car la doctrine du parti unique ne change pas, mais économique et sans doute social. Dîner avec certains de ces jeunes admirables d’intelligence, de détermination, de maturité. Je leur laisse de quoi acheter des matelas qui leur éviteront de dormir directement par terre. Vien me ramène en Honda à travers les grandes artères endormies. Il viendra en France passer un DEA puis un doctorat.


Thuong, et Huan, ont bien vu que je m’essoufflais et frappent à la porte à quatre heures du matin pour descendre mes bagages. A cinq heures, mes amis de la veille nous rejoignent. Sur les bords du petit lac, dames respectables et vieillards fluets se livrent à une gymnastique compliquée. Un cyclo glisse dans l’obscurité. Une femme accroupie fait la lessive familiale. Venues de campagnes éloignées, des paysannes se faufilent dans un balancement de palanches. L’autoroute qui prolonge les trois kilomètres de pont enjambant le fleuve rouge, n’a pas encore détruit le vieil Hanoi secret du temps où les bonnes manières l’emportaient sur les bonnes affaires.

 


Photos à l’aéroport. Huan:


“Mon parrain, je promets de travailler mieux pour vous satisfaire. Présentez à ma famille de France mes vœux respectueux de longévité, bonheur et prospérité”.

Il a sans doute passé une partie de la nuit à peaufiner son texte mais le cœur y est et une larme perle derrière le sourire.


En 1990, il fallait passer sept contrôles, aujourd’hui, les formalités sont les mêmes que dans n’importe quel aéroport international. Le vol pour Manille se pose à Ho Chi Minh Ville sans que les passagers sortent de la zone sous douane…

 

A Manille, tandis que j’attends le vol pour Cébu, un groupe d’étudiants lit l’encyclique “Foi et Raison” et discute avec passion : nous sommes en pays catholique à 99% et en inaugurant le lendemain la maison “BITO’ON SA DAGATA” , ce qui signifie en Cebuano : “Étoile de la mer”, je peux  faire allusion à l’Evangile ce qui est tout naturel ici.

 

« Cette inauguration  intervient à la fin d’une mission qui m’a conduit comme chaque année dans les différents pays où Enfants du Mékong est présente.


Notre but est d’aider ceux qui ne nous ont pas attendu pour agir sans jamais nous substituer à eux. Le meilleur exemple est celui des parrainages qui aident les familles à élever leurs enfants. Mais nous voulons aussi, dans chaque pays, apporter les cinq pains et les deux poissons dont parle l’Évangile. Là aussi, les gens ne nous ont pas attendus et nous voulons surtout apprendre…

En Thaïlande, le problème de la prostitution est très triste : nous envoyons des volontaires aider sœur Michelle à La Fontaine de Vie à Pattaya. Au Cambodge, des nombreux orphelins ont besoin d’un hébergement, pour eux, nous avons ouvert la maison Sith Sophal. Au Vietnam, nous aidons des jeunes étudiants qui se sont spontanément réunis pour vivre ensemble dans des conditions très difficiles de grande pauvreté. Enfin, nous ouvrons ici, à Cebu, cette maison qui voudrait venir en aide aux jeunes Philippins qui doivent s’expatrier, partageant ainsi une préoccupation des évêques des Philippines”

 

On le sait, la plupart des navires de commerce emploient des marins Philippins et la seule ville de Cebu compte plusieurs écoles spécialisées. Se contenter de parrainer les jeunes des îles environnantes, c’est les envoyer tout droit dans ces écoles qui sont bien souvent des impasses. On peut améliorer le processus comme le font les armateurs norvégiens ou japonais qui accordent des bourses assorties d’obligations de résultat. Il y a là plus qu’une nuance. Le parrainage entretient, la bourse stimule. On peut faire mieux : jumeler des écoles philippines et françaises, préparer l’intégration d’équipages mixtes, recruter pour cela des bambous sur des critères qui privilégient la compétence sur le milieu social, les moyens financiers ou la piété supposée. Dès mon retour, je prendrai donc contact avec de jeunes élèves officiers de la Marine Marchande. On peut faire mieux encore : élargir l’offre à d’autres filières.


Mon filleul Arvin m’accompagne dans son village. Je lui ai confié ma caméra. En une petite demi heure, il a tout compris, non seulement le maniement, mais encore les astuces de tournage :

          Que feras-tu l’année prochaine ?

 

          L’école des cadets de la Marine Marchande… grâce à votre parrainage.

 

          C’est vraiment ce que tu désires ?

 

Le gosse hésite, puis :

          Mon rêve, ce serait la communication, opérateur télé…Mais ici, tout le monde fait la marine.


Le soir même, le père Roland Doriol me propose de voir du côté de la télévision locale s’il n’y aurait pas possibilité de stages en alternance pour Arvin.


A Djakarta, j’évoque avec mon fils François-Xavier ce problème des équipages étrangers à bord des navires français. Breveté capitaine de première classe de la navigation maritime – ce qui est l’appellation moderne et un peu sèche de Capitaine au Long Cours – il est responsable d’exploitation de lignes dans la région. Il connaît bien le sujet.


La voie est là : assortir les parrainages de projets dynamiques, associer les compétences locales, faire jouer toutes nos relations , …

François-Xavier m’emmène visiter les environs, mais ces trente cinq dernières années m’ont vacciné contre le tourisme et je m’interroge sur le sort des enfants qui, à chaque carrefour, se précipitent pour nettoyer les vitres, vendre un journal pour quelques roupiahs. En quelque vingt voyages au Viet Nam et au Cambodge, je n’aurais visité ni les temples d’Angkor ni la baie d’Ha Long… mais je connais un village de cristal, une hutte sur la frontière Thaïlandaise, une grève ou bat la marée montante.

A deux heures de l’atterrissage sur Paris, sueurs froides et nausées. Ma femme qui m’attend à l’arrivée m’accompagne aux urgences où l’on diagnostique l’embolie pulmonaire que j’ai trimballée à travers l’Asie…

Je m’en tire sans mal mais l’alerte a été chaude et la période de convalescence est propice à une réflexion enracinée dans quelque quarante années d’activité.

Une étape s’achève. Le Sud est Asiatique connaît une forte expansion économique. Les frontières s’ouvrent, de nombreux étudiants viennent poursuivre leurs études en France où ils retrouvent les enfants des boat people. Cette situation, héritage d’une histoire commune, est spécifique à cette partie du monde. Parallèlement, de plus en plus de jeunes Français souhaitent s’engager pour une année dans une action humanitaire. Cette chance peut susciter des rancoeurs pour peu que nous poursuivions dans la voie, qui ne se justifie plus, d’envoyer à grands frais des volontaires sur place alors que les étudiants venus de ces mêmes pays « galérent » chez nous. C’est à eux d’assumer le développement de leur pays. A nous de les accueillir, de faciliter leur vie en France, de les aider à monter des projets de développement dont ils connaissent mieux que nous les contours. Leurs jeunes camarades Français peuvent jouer un rôle majeur en s’investissant à leurs côtés, en leur facilitant les contacts et en réorientant les aides.

Nous en avons les moyens : les quatorze mille parrainages drainent des sommes régulières et importantes qui ne sont que partiellement reversées aux filleuls. Elles doivent être réinvesties dans des projets nouveaux et certainement pas dans les frais généraux, forme policée du détournement de ce qui appartient aux pauvres. l’Institut Alexandre de Rhodes annexé à l’association est déjà reconnu au point que les jeunes qui y sont inscrits se voient octroyer une carte de séjour (ce qui allége considérablement les budgets). Nos trois foyers en région Parisienne peuvent héberger une centaine d’étudiants. Il convient des les réorganiser pour les adapter sans cesse à l’évolution des besoins : étudiants nouvellement arrivés, étudiantes car elles arrivent maintenant à parité, jeunes asiatiques nés en France et issus de banlieues difficiles, jeunes ménages fragiles.

Le partenariat avec l’association Saint Grégoire préserve notre caractère non confessionnel, garant de la liberté des consciences, tout en fournissant un cadre à l’intuition spirituelle, chrétienne, de nos origines.

Je vais avoir soixante ans. Le risque de voir, après moi, disparaître ou affadir les éditons du Sarment est réel. La collection Enfants du Fleuve que je dirige assure à Enfants du Mékong, à qui j’ai toujours versé tous mes droits d’auteur, une entrée régulière et un moyen d’expression. La bibliothèque Kephas joue le même rôle pour l’association Saint Grégoire. La Société Anonyme « N’Ayons Pas peur », filiale de l’association Saint Grégoire que j’ai fondée voici quelques années peut être le réceptacle à un rachat de la maison d’édition.

Le moment est venu de faire jouer les synergies entre ces actions complémentaires, de nous adosser aux pierres d’attente posées au fil du temps pour un nouvel élan tout en préservant l’essentiel : ouverture aux étrangers, nos frères –  priorité aux pauvres, nos maîtres – combat pour la vérité. Ouverture, priorité, vérité à élargir pour un avenir qui passe par l’organisation, dans le respect de la législation, d’unités dont je suis  encore le point commun.

Transformer une expérience en conscience, adapter notre action à la marche du temps, étendre l’aide matérielle à l’échange culturel, agir en contrepoint des intérêts économiques, touristiques, stratégiques, risquer nos talents au lieu de les enterrer, organiser nos activités avant de les confier pour un nouvel élan à des hommes et des femmes d’imagination, de générosité et d’ouverture, nous engager à la suite des pionniers, prévoir l’avenir immédiat… il ne faut pas traîner ! Pourquoi pas une fondation qui, regroupant ces diverses entités, préserverait l’intuition fondamentale de René Péchard qui trouvait dans le « vivre avec » le moteur de son action? C’était sans doute ce qui faisait l’originalité de Enfants du Mékong. Ce « vivre avec » n’excluait personne à l’image des grandes familles asiatiques rescapées de tant de conflits. Il nous garantissait la proximité avec les détresses au point de les partager, de les faire nôtres, de ne plus pouvoir y échapper. Grande est la tentation pour les responsables d’organisations caritatives de se préserver, de consacrer aux médias le temps qu’on refuse aux pauvres et de parler d’autant plus qu’on agit moins. Grande est la tentation de sombrer dans l’affectivité morose au détriment de l’amour qui pousse à l’action. René Péchard avait trouvé la racine de son œuvre dans l’obole de sa mère et l’entretenait dans le compagnonnage de ceux dont il partageait la vie. A l’exemple du Seigneur Lui-même qui, bien loin de se retirer de la compagnie des hommes, s’était au long de sa vie terrestre, entouré d’amis jusqu’à Gethsémani même, où il avait voulu partager avec eux ces heures terribles, les entourant de prévenances et de tendresse. Mais pourtant Judas…


L’enfant Na, en m’appelant vainement à son secours, m’avait fait mesurer d’un coup le fossé qui me séparait de la confrérie de ceux dont les yeux ayant beaucoup pleuré peuvent voir les larmes des autres, confrérie fermée où on n’entre pas par la grande porte de l’intelligence mais par la petite porte du cœur au bout d’un chemin sinueux, pavé de déréliction et de larmes. Les membres s’en reconnaissent sans uniforme ni signe distinctif .


Les autres – je veux dire ceux qui n’ont pas « beaucoup pleuré » – je veux dire ceux qui ne « voient pas les larmes des autres » – les autres se trompent qui s’imaginent je ne sais quel accablement.
René Péchard n’était  ni accablé ou découragé, ni même triste. Il était serein. Blessé de la blessure des autres, affamé de la faim des autres, humilié de l’humiliation des autres, calomnié avec ceux que l’on diffame, sans papiers avec les réfugiés, endeuillé avec les mamans qui ont perdu leur enfant. La détresse de la veuve, la solitude du gosse de la rue, l’opprobre du prisonnier étaient pour lui des visages et ces visages le hantaient. Mieux, il y reconnaissait un autre Visage. Souffrant lui-même, il comprenait, vivait la souffrance. Ce n’était l’homme ni d’une idée, ni d’un projet, c’était l’homme d’une charité. Toujours le même dans l’amour et donc toujours différent dans l’action car les besoins, les circonstances changent et il faut avoir le cœur ouvert pour le voir.


Il était serein et il était même heureux. Tourné vers les autres, les aimant vraiment, il en était aimé au point que, oserai-je le dire ? – il faut avoir souffert pour l’oser – on se prenait à l’envier. Mais pour cela, il faut passer par la grande épreuve. On ne la cherche pas – on ne la souhaite pas – mais qu’elle « nous tombe dessus » (je ne trouve pas d’expression plus adaptée que celle-ci… ) et nous ne supportons d’autre regard que celui de nos compagnons de misère. Au début, le regard est même de trop et une présence suffit. Ceux qui ont rencontré René Péchard et quelques autres de sa qualité, me comprendront sans qu’il soit besoin d’en dire plus.


Je m’emploie à traduire tout cela en orientations
[2] pour les conseils d’administration et en appel pour les anciens volontaires dont j’attends tellement.

 

……………………………………………..


« Aller simple »
[3]

 

” Et le retour?”

Voici une question que les jeunes bambous – ou leurs parents – posent parfois avant même de partir ! Entendez : « Après une année donnée aux Enfants du Mékong, comment fermer la parenthèse et en revenir aux choses sérieuses ? ».

Et si, justement le sérieux était de plus jamais la refermer cette parenthèse, de ne jamais cicatriser cette blessure d’amour et de générosité. Car il en faut de la générosité et de l’amour pour donner ainsi une année de sa vie. Soyons francs, les jeunes volontaires ne savent pas vraiment ce qui les attend : ce n’est pas si facile de descendre du wagon de première classe où nous voyageons habituellement. Ne nous hâtons pas de remonter en voiture !

Je souhaite, oui, j’ose souhaiter que parmi eux se trouvent des garçons et des filles blessés par ce qu’ils auront vécu. Pas tristes, accablés ou découragés, non, seulement blessés ! Finalement, des garçons et des filles qui jamais ne s’installeront, qui jamais ne se satisferont, qui jamais ne se suffiront, qui jamais se s’abriteront, qui jamais ne se feront une raison. Ces jeunes volontaires, je leur souhaite de faire carrière car nous devons cultiver notre talent et qu’il faut que les plus pauvres aient leurs ambassadeurs. Que cette carrière n’occulte jamais la générosité de leurs vingt ans, que la détresse de la veuve, la solitude du gosse de la rue, l’humiliation du prisonnier soient pour eux des visages qui les hantent.

Certains échangeront une carrière pour un destin. Ils souffriront à en pleurer de ces écoles, de ces infirmeries qui manquent dans tant de villages. Le gamin de la rue sera leur enfant et la veuve leur mère.. Ils seront inventifs, ils craindront de s’installer, ils se souviendront que rien ne leur appartient. Ils connaîtront l’incompréhension, la solitude, la calomnie peut-être, ils se réveilleront la nuit. Ils connaîtront la joie parfaite.

Voyageurs sans billet de retour, qui avez répondu un jour à un appel que vous pensiez provisoire et qui y donnerez votre vie, je cherche votre visage alors que le fardeau pèse ».

*

*     *

 

Je ne dirai donc rien ici des évènements qui me conduisirent en mars 2001, à démissionner de l’association que j’avais fondée avec René Péchard trente trois ans auparavant. Il y avait été lui-même contraint en 1976 lorsque le Pathet Lao l’évinça de l’Association pour la Protection de l’Enfance au Laos. J’atteignais alors l’âge qu’il avait alors et, comme lui, je sortais de convalescence. Je me retirai dans un deux pièces du quartier Montparnasse à deux pas de celui où il s’était lui-même réfugié. Ainsi, à vingt-cinq ans de distance, étais-je providentiellement appelé à passer d’une collaboration sans ombre à une communion de destin.

Il m’avait confié lors de son éviction de ASPEL – Laos :


« Il fallut, le cœur serré, se faire à l’idée d’abandonner presque sans transition les enfants pauvres que nous soutenions, et particulièrement ceux qui bénéficiaient de bourses d’entretien, en fait les plus démunis. Abandonner notre vestiaire, notre pharmacie, toutes ces choses si utiles à la population la plus défavorisée du Laos, nous causa un chagrin profond, un véritable désarroi…
Nous assistâmes alors à la ruée d’une vague de calomnies sur notre action. Nous fûmes accusés de tous les maux, et le plus douloureux fut de constater que la campagne de dénigrement se noua autour de quelques-uns des anciens qui, sans doute par peur, non seulement confirmèrent les dires des communistes, mais allèrent encore plus loin, fournissant de faux détails et renchérissant dans l’ignominie. Dans un premier temps, de tels faits nous blessèrent terriblement; puis nous avons compris, surtout par les témoignages reçus dans les camps, que la calomnie fut pendant des mois la clé d’une certaine tranquillité civile à l’intérieur du Laos qui commençait à vivre son calvaire. Nous sûmes quelle suspicion, quelles tracasseries entourèrent pendant des jours, des nuits, ceux qui, de près ou de loin, avaient entretenu des rapports avec les Occidentaux. Nous apprîmes les noms d’amis éliminés pour leur collaboration avec les « impérialistes ». Et nous pardonnâmes en nous disant que, à la place des Laotiens, nous aurions agi de même, simplement pour survivre. Après diverses tentatives qui se sont soldées par un échec, nous dûmes nous résigner à clore définitivement le chapitre « foyer » au Laos. Par divers moyens détournés, que d’aucuns qualifiaient de «combines », nous avons continué à faire passer de l’argent à quelques anciens, afin qu’ils puissent continuer ou terminer leurs études. Leur courrier, rare, mais toujours apprécié, nous montre que nous avons bien fait. Le nouveau gouvernement laotien, pour nous couper l’herbe sous les pieds, avait suscité une association complice des communistes qui laissait partout courir le bruit que j’avais abandonné les enfants dont je m’occupais à Vientiane, et que c’était désormais à elle qu’il fallait envoyer de l’argent. Quelques-uns de nos bienfaiteurs se sont fait piéger par cette ruse qui avait été orchestrée de main de maître. Il fallut très vite corriger le tir et reprendre contact avec tous nos amis pour leur montrer que nous existions toujours de la même façon et qu’ils étaient l’objet d’une véritable machination* *»

*


L’enfant Tuc était mort alors que j’étais en réanimation. Ses petits camarades joignirent leurs chants à celui des anges tandis qu’il passait d’un royaume à l’autre. Monseigneur Vincent Tran Ngoc Thu partit sans bruit. Le cardinal François-Xavier Nguyen Van Thuan me reçut au Vatican, me parla du frère Marcel Van et le rejoignit au ciel. Monseigneur Jean-Baptiste Lam me convoqua à Marciron, célébra sur les reliques des Saints Martyrs, m’entretint longuement, rentra au Viet Nam pour présider le jubilé de son diocèse de Than Hoa et mourut. Le frère Gabriel nous quitta dans un dernier sursaut d’indignation et le père Patrick Giros m’envoya un mail fraternel à la veille d’entrer à l’hôpital…

 

J’accrochai au dessus de mon bureau le portrait de René Péchard que la communauté cambodgienne m’avait offert. Le colonel Nguyen vint de Saigon et monsieur Lam de Floride, les jeunes anciens affluèrent, multiplièrent les signes d’affection, me convièrent à des mariages, des baptêmes, des ordinations, des soutenances de thèses, des anniversaires, des fêtes des pères et des célébrations du Têt. Ainsi, quinze ans auparavant, René Péchard, séparé de beaucoup d’amis, écarté de sa petite association du Laos, confronté à de nouveaux appels, avait donné à Enfants du Mékong une ampleur inattendue. Voici qu’à mon tour, désencombré de tout, mais soutenu par des amis fidèles et déterminés, parmi lesquels les anciens et les jeunes, il m’appelait à de nouvelles initiatives.

Ainsi naquirent en l’an 2000 les éditions du Jubilé et l’Institut du Fleuve. La maison d’édition ajouta au fonds du Sarment trois nouveaux départements adossés à la collection « Enfants du Fleuve », à notre connaissance de l’Asie et à notre expérience de l’action humanitaire.  L’Institut du Fleuve, privé de tout moyen propre, se consacre pour sa part à sa vocation qui est plus de faire grandir que de grandir.


……………………….


Loin d’être un monument aux morts, la piété filiale est un hymne aux vivants qui nous précédent dans la joie parfaite. Car si la ruine des certitudes peut mener à la foi, le dernier mot appartient à l’amour.

 


 

[1] Soupe, base de la nourriture au Viet Nam.

[2] Orientations 1999

[3] Extrait de l’Editorial dans le N° 113 de la revue

 


 

[i] Video

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